La Géolocalisation: Jusqu’où aller dans l’ingérence dans la vie privée?
La législation récente (loi de Programmation Militaire (LPM) et loi qui encadre le recours à la géolocalisation dans les enquêtes préliminaires) permettant dans certains cas de connaître à un instant donné la position exacte d’une personne (géolocalisation) fait grincer des dents les défenseurs des libertés individuelles et de la vie privée. Maître Christiane Féral-Schuhl, avocate spécialiste des nouvelles technologies et qui fut également bâtonnier du Barreau de Paris m’a fait l’honneur de répondre à mon interview sur ce sujet d’actualité.
1/Qu’entend-on par géolocalisation?
Il s’agit d’une « technologie permettant de déterminer la localisation d’un objet ou d’une personne avec une certaine précision » ((http://www.cnil.fr/les-themes/deplacements-transports/geolocalisation/)).
La géolocalisation d’un objet, d’un téléphone ou d’une personne peut d’abord être effectuée grâce à la pose d’une balise par les autorités. Le tracking radio ou le tracking par balise satellitaire permettent ensuite de localiser la balise ((Etude d’impact concernant le projet de loi relatif à la géolocalisation, élaborée par le Gouvernement et remise au Parlement le 20 décembre 2013.)).
La géolocalisation peut aussi être réalisée par satellite, WIFI, GSM ou au moyen d’une adresse IP.
2/ Quelles sont les raisons qui ont poussé la France à adopter un texte relatif à la géolocalisation?
L’adoption d’un texte relatif à la géolocalisation était nécessaire pour mettre le droit français en conformité avec les exigences posées par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Uzun c/ Allemagne du 2 septembre 2010 ((Cour Européenne des Droits de l’Homme, cinquième section, arrêt du 2 septembre 2010, Uzun contre Allemagne (Requête n°35623/05).)). et par la Cour de cassation dans ses arrêts du 22 octobre 2013 ((Arrêts rendus par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 octobre 2013 (n°13.81949 et n°13.81945).)).
Dans l’affaire Uzun c/ Allemagne, le requérant soutenait que les mesures de surveillance par GPS dont il avait fait l’objet et l’utilisation des informations ainsi obtenues dans le cadre de la procédure pénale dirigée contre lui, constituaient une violation de son droit au respect de la vie privée. Dans cette affaire, la Cour a estimé que la surveillance du requérant par GPS constituait bien une ingérence dans sa vie privée mais que le contrôle judiciaire ultérieur de cette mesure lui offrait une protection suffisante contre l’arbitraire. En effet, les juridictions pénales peuvent contrôler la légalité d’une telle mesure de surveillance et donc, exclure les éléments de preuve obtenus au moyen d’une surveillance illégale par GPS. La Cour a donc jugé qu’en l’espèce, il n’y avait pas de violation de l’article 8 de la ConvEDH, les mesures de géolocalisation étant nécessaires et proportionnées. Pour mémoire, ces mesures étaient accomplies dans le cadre d’une enquête relative à des tentatives de meurtre revendiquées par un mouvement terroriste.
Dans deux arrêts rendus le 22 octobre 2013, la Cour de cassation a cassé des arrêts rendus par des chambres de l’instruction, au visa de l’article 8 de la ConvEDH, au motif « qu’il se déduit de ce texte que la technique de géolocalisation constitue une ingérence dans la vie privée dont la gravité nécessite qu’elle soit exécutée sous le contrôle d’un juge ». Or, dans les deux espèces, les mesures de géolocalisation avaient été placées sous le seul contrôle du procureur de la République. Il ressort de cet attendu de principe que si la Cour valide le recours aux opérations de géolocalisation en temps réel, lorsqu’elles sont réalisées sous le contrôle d’un juge d’instruction, elle censure les opérations de géolocalisation menées dans le cadre d’une enquête diligentée par un procureur, quel que soit son cadre procédural.
Or, comme vous le savez, les arrêts de la Cour de cassation sont d’application immédiate, avec donc le risque d’impacter toutes les procédures non définitivement jugées à la date du 22 octobre 2013. Il était donc urgent d’établir un cadre procédural concernant les mesures de géolocalisation pour sécuriser un nombre important de procédures en cours.
Le Gouvernement a donc engagé la procédure accélérée sur ce projet de loi le 23 décembre 2013. Depuis, il convient de noter que le 24 février dernier, le Parlement a adopté le projet de loi qui encadre le recours à la géolocalisation dans les enquêtes préliminaires et la loi a été publiée le 29 mars au Journal Officiel. Les policiers et services de justice pourront, donc désormais, géolocaliser, en temps réel, les personnes.
3/ Quelles distinctions peut-on constater entre les dispositions de la loi relative à la géolocalisation judiciaire et l’article 13 de la loi de Programmation Militaire ?
Tout d’abord, on observe que les informations recueillies dans le cadre de la loi de Programmation Militaire (LPM) ne recoupent pas à l’identique celles pouvant l’être dans le cadre du projet de loi sur la géolocalisation : l’article 20 de la LPM (codifié à l’article L246-1 du Code de la sécurité intérieure) permet ainsi le recueil par les services de renseignement, auprès des opérateurs de communication électronique, « des informations ou documents traités ou conservés par leurs réseaux ou services de communications électroniques ». L’article précise qu’il peut s’agir de données techniques relatives à l’identification des numéros d’abonnement ou de connexion à des services de communications électroniques, à la localisation des équipements terminaux utilisés, ou aux communications d’un abonné portant par exemple sur la liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications. L’article 230-32 du Code de procédure pénale, dans sa version issue du projet de loi, prévoit quant à lui, sans autre précision, la possibilité pour la police judiciaire de recourir à « tout moyen technique destiné à la localisation en temps réel », d’une personne, d’un véhicule ou de tout autre objet. Reste que l’article L34-1 du Code des postes et communications électroniques permettait déjà aux autorités de police judiciaire d’obtenir communication d’un certain nombre de données techniques conservées par les opérateurs de communications électroniques.
Ensuite, les procédures des deux articles ne sont pas soumises aux mêmes contrôles. La LPM soumet la procédure à un contrôle administratif, tandis que le projet de loi sur la géolocalisation soumet la procédure à un contrôle judiciaire. En effet dans le cadre de la LPM (ancien article 13 devenu l’article 20), les informations et documents sont sollicités par des agents désignés et habilités des services relevant des ministres chargés de la sécurité intérieure, de la défense, de l’économie et du budget. L’acceptation ou le rejet de ces demandes appartient à une « personnalité qualifiée » rattachée au Premier ministre. Dans le cadre du projet de loi relatif à la géolocalisation, l’opération de géolocalisation est autorisée par le procureur de la République ou le juge d’instruction. Lorsque la mesure est autorisée par le procureur de la République, le juge des libertés et de la détention est amené à exercer un contrôle puisqu’il peut décider de la prolongation de la mesure passé le délai de 15 jours .
Enfin, si les dispositions du projet de loi relatif à la géolocalisation judiciaire ont bien été soumises au contrôle du Conseil constitutionnel, tel n’a pas été le cas de la LPM.
4/ Pensez-vous que cette loi relative à la géolocalisation judiciaire constitue une atteinte aux libertés individuelles?
Il y a eu beaucoup de critiques formulées en ce sens.
Pour l’essentiel, il s’agissait de dénoncer des mesures de géolocalisation disproportionnées, par exemple la faculté d’y recourir dès que l’enquête ou l’instruction concerne des délits d’atteinte aux personnes punis de plus de 3 ans d’emprisonnement.
Ensuite, il faut noter que le procureur de la République est seul compétent pour autoriser la mesure dans le cadre d’une enquête préliminaire durant les quinze premiers jours. D’une part, le procureur n’est pas, selon la jurisprudence de la CourEDH que j’ai mentionnée précédemment, une autorité judiciaire « indépendante » ; ce contrôle devrait donc être confié à un juge du siège. D’autre part, ce n’est qu’à l’issue de ces quinze jours que le juge des libertés et de la détention prend la décision de renouveler la mesure.
Enfin, dès lors « tout moyen technique destiné à la localisation en temps réel » peut être mis en œuvre, on ouvre un champ très large d’application qui est de nature à porter atteinte à la vie privée.
Pour autant, il faut rappeler que la CNIL, gardienne des libertés individuelles, dans sa délibération du 19 décembre 2013 portant « avis sur le projet de loi relatif à la géolocalisation » ((Délibération n° 2013-404 du 19 décembre 2013 portant avis sur un projet de loi relatif à la géolocalisation (Demande d’avis n° 13036690).)), n’avait pas désapprouvé les dispositions contenues dans ce projet.
Enfin, le Conseil Constitutionnel, saisi sur la conformité aux droits de la défense de certaines dispositions du projet de loi, par des députés, le 27 février 2014, s’est prononcé favorablement le 25 mars 2014 ((Décision n° 2014-693 DC du 25 mars 2014 sur la loi relative à la géolocalisation.)). Les Sages ont considéré que le texte était équilibré car le recours à la géolocalisation était placé sous l’autorisation et le contrôle de l’autorité judiciaire et qu’il est exclu pour des enquêtes ou instructions relatives à des faits sans gravité.
En revanche, ils ont partiellement remis en cause la disposition qui prévoyait que des informations sur les circonstances de la pose ou du retrait d’une balise n’apparaitraient pas dans la procédure et seraient versées dans un dossier distinct auquel les parties n’auraient pas accès.
Le Conseil a en effet jugé que le principe du contradictoire et le respect des droits de la défense « s’oppose à ce qu’une condamnation puisse être prononcée sur le fondement d’éléments de preuve alors que la personne mise en cause n’a pas été mise à même de contester les conditions dans lesquelles ils ont été recueillis ». Dès lors, les éléments obtenus dans les conditions prévues à l’article 230-40 du Code de procédure pénale ne peuvent être transmis à la juridiction de jugement, sauf à ce que les informations figurant dans le dossier distinct soient versées au dossier de la procédure
5/ Existe-t-il à ce jour une réglementation juridique encadrant les données collectées par les systèmes de géocalisation des géants de l’informatique que sont Google et Apple?
Les géants de l’informatique n’échappent pas à la réglementation applicable, notamment à la loi informatique et libertés puisque leur système de géolocalisation implique la collecte et le traitement de données à caractère personnel sur le territoire national. Ils doivent ainsi respecter la finalité du traitement qui doit être déterminée, explicite et légitime, comme faciliter la navigation sur internet ou se repérer. Ils ont également l’obligation d’informer l’internaute du type de données collectées, de la durée de leur conservation, de la finalité du traitement et de ses droits relatifs à ses données. Ils sont encore tenus d’obtenir l’autorisation préalable des internautes pour la collecte et la conservation des informations liées à leurs déplacements.
La CNIL veille d’ailleurs au respect de ces obligations et n’hésite pas à sanctionner la violation de ces règles par un avertissement, une mise en demeure, une sanction pécuniaire ou une injonction de cesser le traitement. Elle a d’ailleurs sanctionné Google pour son service de géolocalisation Google Latitude, une application mobile permettant de partager sa position géographique avec ses contacts. Après une mise en demeure en 2010 invitant Google à mettre en conformité ce service et restée sans effet, la CNIL a prononcé à l’encontre de la société GOOGLE INC. une sanction pécuniaire de 100 000 €, dans une délibération du 17 mars 2011 ((Délibération n°2011-035 du 17 mars 2011 de la formation restreinte prononçant une sanction pécuniaire à l’encontre de la société GOOGLE Inc)). Google n’échappe donc pas à la règlementation française.
Merci Maître Christiane Féral-Schuhl pour cette interview
LW
Si je comprends bien, le but de l’étude n’est pas de pro¬po¬ser des solu¬tions à ce nou¬veau pro¬blème apporté par l’ère du numé¬rique, mais de per¬mettre au plus grand nombre de sai¬sir l’ampleur du problème.